Hi Peter,
Hier ist der Aufsatz zu Jemaa-el-fna
UN ESPACE MAGIQUE DE SOCIABILITÉ
Jemaa-el-Fna, patrimoine oral de l'humanité Par JUAN GOYTISOLO
COMME le montre Mikhaïl Bakhtine dans son admirable
analyse de l'oeuvre de Rabelais, il fut un temps où le réel et
l'imaginaire se confondaient, où les noms supplantaient les
choses qu'ils désignent, où les mots inventés avaient leur
existence propre : ils grandissaient, se développaient,
s'accouplaient et se reproduisaient comme des êtres en chair
et en os. Le marché, la grand-place, l'espace public étaient le
lieu idéal de leur épanouissement : les discours
s'entremêlaient, les légendes revivaient, le sacré était sujet à
moqueries sans cesser d'être sacré, les parodies les plus
acerbes étaient conciliables avec la liturgie, le conte bien
tourné maintenait l'auditoire en haleine, le rire se mêlait aux
actions de grâce, et le jongleur, ou le forain, en profitait pour
passer la sébile. Cet univers de fripiers et de porteurs d'eau,
d'artisans et de gueux, de maquignons et de voyous, de filous
aux mains soyeuses, de simples d'esprit, de femmes de petite
vertu, de forts en gueule, de garnements, de débrouillards, de
charlatans, de cartomanciens, de tartufes, de docteurs à la
science infuse, tout ce monde haut en couleur, ouvert et
insouciant, qui donna sa force vitale aux sociétés chrétienne et
islamique - beaucoup moins différenciées qu'on pourrait le
croire -, à l'époque de l'archiprêtre de Hita, a été supprimé
peu à peu, ou de façon radicale, par la bourgeoisie naissante
et l'Etat quadrilleur de villes et de vies ; il n'est plus qu'un
vague souvenir pour les pays techniquement avancés et
moralement vides. L'emprise de la cybernétique et de
l'audiovisuel nivelle les populations et les esprits,
« disneyise » l'enfance et atrophie ses capacités imaginatives.
Seule une ville conserve le privilège d'abriter le défunt
patrimoine oral de l'humanité, qualifié par beaucoup avec
mépris de tiers-mondiste. Je veux parler de Marrakech, et de
la place Jemaa-el-Fna, aux abords de laquelle, depuis plus de
vingt ans et à intervalles réguliers, j'écris, je déambule et
j'habite.
A Jemaa-el-Fna, les jongleurs, les saltimbanques, les clowns,
les conteurs sont presque aussi nombreux, et d'une qualité
tout aussi grande que lorsque je suis arrivé à Marrakech, ou
quand Elias Canetti y fit une visite qui laisserait une trace si
féconde, ou encore à l'époque où les frères Jérôme et Jean
Tharaud écrivirent leur récit de voyage, c'est-à-dire soixante
ans plus tôt. Si l'on compare son aspect actuel avec les photos
prises au début du protectorat, on y découvre bien peu de
différences : quelques immeubles plus compacts, quoique
discrets ; une augmentation du trafic ; la prolifération
vertigineuse des bicyclettes. Mais ce sont les mêmes remous,
les mêmes fiacres ; les groupes de maquignons se mêlent
toujours aux cercles qui se forment autour des conteurs, dans
la fumée vagabonde et accueillante des cuisines ; le minaret
de la Koutoubia protège, immuable, le royaume des morts et
l'existence affairée des vivants.
En l'espace de quelques décennies ont apparu, puis disparu,
les baraques en bois avec leurs vendeurs de boissons, leurs
bazars, leurs librairies d'occasion : un incendie a eu raison
d'elles, et on les a reconstruites dans le très florissant
Nouveau Marché (seuls les librairies ont subi un exil cruel à
Bab Doukala). Les compagnies d'autocars regroupées en haut
de Riad Zitoun - tintamarre, va-et-vient incessant, voyageurs,
portefaix, marchandises ambulantes, crieurs, cigarettes,
sandwichs -, elles aussi ont pris le large pour s'installer à la
gare routière toute flambante où règne l'ordre. Conséquence
des splendeurs et des fastes de la réunion du GATT en 1995,
la place Jemaa-el-Fna a été goudronnée, nettoyée,
pomponnée : les vendeurs à la tire qui s'y installaient à
heures fixes et déguerpissaient en un clin d'oeil dès qu'un
agent de police était en vue ont émigré vers des climats plus
propices. La place y a perdu un peu de son animation
grouillante, mais elle a préservé son authenticité.
ENTRE-TEMPS, la mort a causé ses ravages habituels parmi
les personnalités les plus célèbres. Ce fut d'abord Bakchich le
clown, avec son bonnet à queues de vache, dont le numéro
attirait quotidiennement vers l'univers insulaire de sa halca
(1) un cercle compact de badauds, adultes et enfants. Puis
vint le tour de Mamadh, l'artiste de la bicyclette, capable de
sauter du guidon sur la selle sans cesser de virevolter et
tourbillonner dans son cercle magique d'équilibriste. Il y a
deux ans, elle a frappé à la porte de Sarouh (la Fusée) :
prédicateur solennel et conteur effronté, qui inventait des
histoires piquantes sur le candide et rusé Jeha, il maniait sans
contrainte une langue d'une extrême richesse, et ses
métaphores allusives et élusives vibraient comme des flèches
autour de l'innommable cible sexuelle. Son imposante
silhouette - crâne rasé, bedaine pontifiante - s'inscrivait dans
une tradition ancienne de la place, incarnée il y a bien
longtemps par Berghut (la Puce), et dont les origines
remontent à des temps plus durs et cruels, lorsque les
opposants à l'auguste autorité du sultan apparaissaient
pendus à des crocs de boucher pour servir d'exemples ou se
balançaient, sous les yeux d'une population effrayée et
silencieuse, à la sinistre « balançoire des braves ».
J'ai appris avec retard, il n'y a pas très longtemps, la mort
accidentelle de Tabib Al Hacharat (Docteur des insectes), à qui
Mohamed Al Yamani a consacré quelques très belles pages
dans la revue Horizons maghrébins. Les habitués de
Jemaa-el- Fna connaissaient bien ce petit homme aux
cheveux clairsemés et hirsutes qui, entre chacune de ses
apparitions, de plus en plus rares, se promenait en titubant
autour de la place et ronflait comme une locomotive
asthmatique sous les tentes des gargotes, près des fourneaux
accueillants. Son histoire, mélange de vérité et de légende,
pourrait se comparer à celle de Saroun. Comme lui il avait
choisi la voie de la pauvreté et de l'errance, passé des nuits
dans les cimetières et les commissariats, fait quelques brefs
séjours en prison - qu'il appelait « la Hollande » - pour ébriété
sur la voie publique. Quand il en avait assez du Maroc, comme
il disait, il faisait son baluchon et partait « en Amérique »,
c'est-à-dire jusqu'aux terrains vagues entourant l'Holiday Inn.
Son génie verbal, sa capacité d'invention, ses jeux de mots,
ses palindromes renouaient sans le savoir avec les Makamat
d'Al Hariri - ignorés par notre arabisme officiel si indigent -, et
s'inscrivaient dans un paysage littéraire qui, comme l'a fort
bien vu Shirley Guthrie, tient à la fois des audaces d'Al Hariri
et de l'« esthétique du risque » de Raymond Roussel, des
surréalistes et de l'Oulipo (2). Ses parodies du journal
télévisé, sa recette du meilleur tajine du monde sont un
modèle d'imagination et d'humour. Je ne résiste pas au plaisir
de transcrire quelques paragraphes sur les vertus
thérapeutiques des produits qu'il conseillait à son auditoire : ni
filtre d'amour ni potion magique, comme les charlatans de
métier, mais du verre moulu, et de l'ambre extraite du trou
du cul du diable... « Et le charbon ? - Il sert pour les
yeux, pour le robinet de l'agate de l'iris de l'oeil, du coup de
phare de l'oeil. Tu poses le charbon sur l'oeil malade, tu
laisses lever jusqu'à l'éclatement de l'oeil, tu prends un clou
700, et tu l'enfonces bien dans l'oeil, et tu touilles bien jusqu'à
ce que tu arrives à sortir ton oeil, et quand tu l'auras dans la
main, tu pourras voir sur une distance de trente-sept
années-lumière ! Si tu as des puces à l'estomac, des souris
dans le foie, une tortue dans le cerveau, des cafards dans les
genoux, une sandale, un morceau de zinc, un concasseur, j'ai
trouvé une chaussette chez une femme de Dawdiyat.
Demandez-moi : où tu l'as trouvée ? - Où tu l'as trouvée ?
- Je l'ai trouvée dans le cerveau d'un professeur (3) ! »
Mais la perte la plus grave a été la fermeture inattendue et
définitive du Café Matich : bien qu'il ait coulé depuis beaucoup
d'eau sous les ponts - averses, rafales, inondations -,
Jemaa-el-Fna ne s'en est pas encore remise.
Comment définir ce qui, par son caractère protéiforme et sa
cordialité insinuante, échappe à tout schéma réducteur ? Sa
position stratégique, dans le coin le plus fréquenté, en faisait
le bastion, le coeur de la place. Quiconque y était assis
pouvait l'embrasser du regard tout entière, y surprendre ses
secrets : querelles, rencontres, salutations, ruses,
attouchements de mains furtives ou d'une tumescence
cherchant une concavité propice, insultes, agitation,
psalmodie itinérante des mendiants, gestes de charité. La
foule qui se bouscule, le corps-à-corps involontaire, l'espace
en perpétuel mouvement composaient la trame d'un film sans
fin, renouvelé. Des histoires ou des anecdotes à n'en plus
finir, des fables à la morale pour le moins suspecte, telle était
la nourriture quotidienne de ses habitués. A la terrasse du
café se mêlaient musiciens gnaouas (4), maîtres d'école,
professeurs de lycée, marchands de bazar, bateleurs,
trafiquants à la petite semaine, voyous au grand coeur,
vendeurs de cigarettes à l'unité, journalistes, photographes,
étrangers atypiques, clients aux poches vides. La simplicité
des rapports les mettait sur un pied d'égalité. Au Matich, on
parlait de tout et on ne se scandalisait de rien. Le préposé au
service de ces royaumes épars possédait une solide culture
littéraire, et n'accordait à la clientèle qu'une attention
intermittente - dont ne s'impatientaient que les nouveaux
venus -, plongé qu'il était dans une lecture d'une traduction
arabe de Rimbaud.
J'AI vécu là-bas la terrible tension et la douloureuse
amertume de la guerre du Golfe : quarante jours tragiques et
inoubliables. Les touristes avaient déserté la place et les
résidents étrangers, mis à part une poignée d'excentriques,
ne s'y aventuraient guère. Un vieux maître gnaoui écoutait les
informations, l'oreille collée au transistor. Les terrasses
panoramiques du Glacier et du Café de France restaient
désespérément vides. Au crépuscule, le soleil rouge saignait
sur la place, comme s'il prédisait l'horrible massacre.
J'y ai passé aussi la Saint-Sylvestre la plus délicieuse et
poétique de ma vie. J'étais assis là avec quelques amis et
j'attendais, bien emmitouflé, la venue de l'année nouvelle.
Soudain, comme dans un rêve, un fiacre vide apparut. Le
cocher, sur son siège, avait du mal à se tenir droit. Son
regard embrumé s'arrêta sur une jeune fille blonde installée à
l'une des tables. Ebloui, il lâcha les rênes ; le fiacre réduisit
son allure, et finit par s'immobiliser. Comme dans une scène
de cinéma muet filmée au ralenti, le modeste cocher saluait la
belle et l'invitait à monter dans sa voiture. Comme la belle ne
semblait pas faire cas de lui, il descendit de son siège,
s'approcha d'un pas incertain et avec un « madam,
madam... » laborieux, il refit son geste seigneurial, l'invitant
cérémonieusement à monter dans sa Rolls ou son carrosse
royal, son landau somptueux. L'attitude amicale des clients
donnait une réalité à son amour, à ses vieux vêtements
transfigurés en habits de fête, à l'élégante voiture de sa
splendeur éphémère. L'un d'eux, cependant, intervint pour
briser cette idylle, et l'escorta courtoisement jusqu'à son
fiacre. Le jeune homme ne parvenait pas à rompre le
charme : l'autre regardait en arrière, lançait des baisers et,
pour se consoler de son échec, flatta avec une ineffable
tendresse la croupe de sa jument (il y eut des
applaudissements et des rires). Puis il essaya de remonter sur
son siège, y parvint après maints efforts, mais bascula
aussitôt et tomba en arrière, roulé en boule, au fond de la
voiture (nouvelle salve d'applaudissements). Quelques
volontaires le remirent d'aplomb et, les rênes à la main, il
dessina des lèvres un baiser d'adieu à la déesse scandinave,
avant de se perdre au petit trot sur le goudron indifférent et
poussiéreux, dans le halo mélancolique de son éden aboli.
Depuis l'époque bénie des films de Chaplin, je n'avais jamais
assisté à une scène pareille : aussi délicate, onirique, pleine
d'humour, délicieusement romantique.
Depuis la fermeture du café, ses habitués se sont dispersés
comme une diaspora d'insectes privés de leur fourmilière. Les
gnaouas se regroupent la nuit sur l'asphalte inhospitalier, ou
bien s'entassent dans un vieux fondouk (5) de Derb Dabachi.
Les autres, dont je suis, se consolent comme ils peuvent de la
disparition de ce centre international des cultures, en se
remémorant épisodes et anecdotes de son passé mythique et
glorieux, comme le feraient des émigrés nostalgiques,
provisoirement réfugiés dans l'exil.
Mais Jemaa-el- Fna résiste aux assauts conjugués du temps et
d'une modernité dégradante et bornée. Les halcas continuent
de prospérer, de nouveaux talents se révèlent, et un public
toujours aussi friand d'histoires fait cercle autour des jongleurs
et des artistes. Grâce à son incroyable vitalité et à ses
capacités digestives, elle agglutine les éléments les plus
divers, elle abolit momentanément les différences de classes
et les hiérarchies. Les autobus chargés de touristes qui
viennent échouer là comme des cétacés sont immédiatement
pris dans sa fine toile d'araignée, et neutralisés par ses sucs
gastriques. Cette année, pendant les nuits du ramadan, la
place a attiré des dizaines de milliers de personnes autour de
ses cuisines ambulantes, parmi les cris des vendeurs de
chaussures, de vêtements, de friandises et de jouets. A la
lueur des lampes à pétrole, j'ai cru remarquer la présence de
Rabelais, de l'archiprêtre de Hita, de Chaucer, d'Ibn Zaïd, d'Al
Hariri, et de nombreux derviches. Dans cet espace encore
préservé, on ne voit pas de ces idiots bécotant leur téléphone
portatif. L'éclat et l'incandescence du verbe prolongent
miraculeusement son règne. Mais je tremble parfois en
pensant combien elle est vulnérable, et je sens monter à mes
lèvres cette question qui résume toutes mes craintes : jusqu'à
quand ?
JUAN GOYTISOLO.
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(1) Cercle des spectateurs. (2) NDLR. Sigle de l'Ouvroir de
littérature potentielle, groupe littéraire français caractérisé
par son goût pour les recherches formelles et dont le
représentant le plus célèbre est Georges Perec (1936-1982).
(3) Ce passage a été traduit de l'arabe par Mohamed Yamani.
(4) Musiciens noirs, descendants des confréries d'esclaves
venus de Guinée. (5) Hôtel.