Rachid Taha : sa douce France
Vendredi 23 février 2001
(LE MONDE)

Il mélange tout : le rock, la techno et les musiques traditionnelles arabes.
Premier enfant de l'immigration à chanter la « Douce France » de Charles
Trenet, il a été couronné par les « victoires de la musique ». Né à Oran,
Rachid Taha est le plus célèbre représentant de la « French Touch » sur la
scène internationale. Vie et envies d'un esthète rebelle.
EN 1982, bien avant l'avènement de la world music, Rachid Taha se promène sur les
pentes de la Croix-Rousse, à Lyon. Il donne ici ou là quelques tracts où sont inscrits
des slogans qu'il a lui-même confectionnés.

« James Brown, ça donne », « Jimmy Cliff, c'est mieux que le kif », « Oum
Kalsoum, ça boume ». Il a acheté deux platines et, le soir, il s'improvise DJ dans
un local de répétitions. Il mélange le funk, le chaâbi – musique populaire
algérienne –, les chants portugais, le flamenco, Kraftwerk, le raï et la new wave.
L'entrée est gratuite. Les jeunes Français issus de l'immigration, habituellement
interdits d'entrée dans les night-clubs – Rachid les appelle « les refoulés » –,
affluent. Les autres aussi. « J'avais des copines dans la mode, des belles filles.
Les mecs, des jeunes de banlieue, se retrouvaient avec de super-canons,
blackos, 1,80 mètre, ils n'en croyaient pas leurs yeux. » L'endroit, surnommé
Le Local, devient le rendez-vous le plus branché de Lyon. Paris vit à la mode du
Palace, encore scotché à la disco. Quelques happy few prennent l'habitude de
descendre de la capitale pour savourer le mélange des gens et des musiques.
Dix-huit ans plus tard, le DJ de la Croix-Rousse est devenu vedette
internationale, représentant de la « French touch » . Belle gueule mal rasée, des
yeux pétillants, allure juvénile d'un corps sec. Son alliage de techno, de rock et de
musiques traditionnelles arabes n'a jamais été aussi raffiné que dans son dernier
disque, Made in Medina. Une tournée de concerts l'attend en Europe, en
Afrique, dans toute l'Asie, peut-être aux Etats-Unis. Les versions pirates de son
dernier disque commencent à circuler à Londres. « C'est bon signe », sourit son
producteur, Steve Hillage. Rachid Taha aime aussi bien le son industriel extrême
que celui du désert. D'Oran, sa ville natale, Rachid garde le souvenir de longues
marches vers un village pour aller rendre visite à sa grand-mère, le souvenir de
silhouettes de religieuses à l'école, les comédies musicales indiennes diffusées à la
télé.

La famille émigre à Sainte-Marie-aux-Mines, dans les Vosges, quand il a huit
ans. Le père a trouvé un travail d'ouvrier chez Boussac. A l'école, Rachid fait le
pitre, amuse tout le monde, refuse de faire du ski parce que c'est un sport de
riches. L'été, c'est l'expédition : Epinal-Oran en voiture, Rachid obligé de rester
éveillé toute la nuit pour lire les panneaux de circulation à son père. A la maison,
la mère de Rachid écoute du raï dans la cuisine. Le père capte les ondes de la
BBC, qui diffuse de la musique égyptienne.

Rachid aime plutôt les variétés françaises : C. Jérôme, Stone et Charden, Il était
une fois, avec une préférence pour Joe Dassin. Le samedi soir, il ne loupe aucune
émission de Maritie et Gilbert Carpentier. La famille déménage à Lyon, et Rachid
continue de mépriser Oum Kalsoum et Farid El Atrache. Ils symbolisent la classe
bourgeoise arabe et surtout l'hégémonie culturelle égyptienne. « C'étaient nos
Américains à nous, ça me gonflait. »

Rachid Taha est vite fasciné par le rock anglais. Johnny Rotten, le leader des Sex
Pistols, chante comme les chanteurs populaires arabes: même voix rocailleuse
écorchée, même énergie désespérée. Rachid s'émerveille des Beatles, s'imbibe
des Who, de Led Zeppelin. Dans la cuisine, il passe du funk à sa mère, celle-ci
danse comme si c'était du raï.

Rachid est ouvrier intérimaire dans une usine de chauffage, toujours un peu
grande gueule, revendicatif. C'est l'époque des boat people. Les chefs d'équipe
veulent employer des Vietnamiens et virer les autres ouvriers. « Je disais aux
Vietnamiens: ils sont en train de nous diviser, il faut qu'on se donne la main.
Ils ne comprenaient rien, les pauvres. Finalement, les chefs ont réussi à
virer tous les Maghrébins. »

Les derniers jours à l'usine, Rachid rencontre Mohammed. Celui-ci répète dans
un grenier avec des copains maghrébins. Même goût pour le rock. Rachid,
toujours attiré par les rythmes, aurait voulu être batteur. Il sera chanteur. Le
groupe s'appelle Carte de séjour, adopte la main de Fatima comme logo et
déstabilise pas mal le milieu du rock français. Issu de la banlieue, c'est le premier
groupe à chanter en arabe, sur une musique new wave, très anglaise.

Carte de séjour épouse son époque. La marche des beurs contre le racisme et
l'égalité se termine en apothéose avec un rassemblement de cent mille personnes
à Paris. A Lyon, en 1986, Djida Tazdaït et quelques autres entament une grève
de la faim pour que les immigrés obtiennent le droit à une carte de séjour de dix
ans et non plus un renouvellement tous les ans ou tous les deux ans. « Ce
mouvement s'adressait aux Arabes de banlieue qui faisaient tout pour
cacher leur origine. On leur disait: on est comme on est, basta, ça suffit »,
se souvient Rachid. On attend de lui une chanson sur le racisme. Il écrit Zoubida,
une chanson qui raconte la révolte d'une jeune fille arabe que l'on veut marier de
force. « Je considérais qu'avant de vouloir changer la mentalité des autres,
changeons la nôtre. Tu ne peux pas vivre en accusant constamment les
autres de racisme si toi-même t'es un gros facho, conservateur, intolérant. »
Viennent la reprise et le succès de Douce France, pied de nez ironique, un choc
pour tous ceux qui pensent que les enfants de l'immigration ne sont pas devenus
français.

Un jour, dans le couloir d'une maison de disques, Steve Hillage, un ancien du
groupe Gong et l'un des musiciens les plus respectés de la scène anglaise, entend
une musique qui sort d'un bureau. « Elle était dense, le rythme très dansant,
une voix brute arabe, j'étais fasciné. » Steve Hillage devient le producteur de
Rachid. Ils ne se quitteront jamais. Le second gagne Paris après la dissolution de
Carte de séjour: « On était devenu un phénomène social, et puis les autres
voulaient rester à Lyon. » Rachid cohabite sur une péniche sur la Seine avec un
copain gay, Yannick, « Yaya » : « On s'entendait tellement bien que tout le
monde croyait qu'on était ensemble. »

A Londres, Steve Hillage apprend les nouvelles technologies du son numérique
avant l'explosion de la techno, Rachid s'amuse à jouer avec les synthétiseurs, « il
adorait la musique électronique », dit Steve. En même temps, il s'immerge
dans les musiques traditionnelles arabes qui, pour lui, sonnent comme du blues. «
Le raï, c'est du rock'n'roll pur. » Pour lui, il n'est pas question de métissage,
mais bien d'un retour aux sources du rock: le Maghreb, l'Afrique, le vaudou, les
marabouts, la transe, les Gnaouis, anciens esclaves des Arabes.

La musique comme une histoire de migrations. Rachid Taha signe un album de
dance arabe avant l'irruption de la techno avec Voilà, voilà, chanson résolument
anti-FN. Dans un autre album, il figure, en guise de provocation envers
l'intégration, teint en blond, photographié par Mondino. « Puisqu'on n'arrive
plus à expliquer par les mots, on a choisi une image choc. » En même temps,
c'est un clin d'œil « aux rebeus homos, ça les a aidés ». Surtout, Rachid ressuscite
une chanson mythique, Ya Raya, chantée autrefois par Haman El Arrachi, un
chanteur de l'émigration dans les années 1970, « un Kerouac à sa manière, il
buvait ses cachets ». La chanson raconte la douleur de l'exil. La mélodie est
entêtante, triste et joyeuse, une rythmique très dansante. Succès aux
Bains-Douches. Numéro un pendant trois mois en ! Colombie, en Grèce, en
Turquie, en Azerbaïdjan, la chanson est reprise par un Israélien.

Dans le monde arabe, c'est de la folie : « Si un chef d'orchestre ne sait pas
interpréter Ya Raya, il est viré. » Un médecin cherche à entrer en contact avec
Rachid Taha. L'un de ses patients paralysés s'est mis à bouger en écoutant la
chanson. A Bethléem, un concert se transforme en rave. « On a senti que les
jeunes Palestiniens en avaient ras le bol de la culture traditionnelle, explique
Steve Hillage, ils s'abreuvent de techno transe venue d'Israël. Alors là,
entendre Rachid chanter en arabe sur ce genre de musique, ça a été
l'explosion. » Puis vient l'album Diwan, une restauration de chansons
traditionnelles qui sonne comme de la techno. C'est à nouveau un succès.

Souvent, Rachid explique que le couscous de sa mère est bon, mais qu'il en a
trouvé un meilleur ailleurs, « ça m'évite de faire une psychanalyse ». Il regarde
parmi les fils d'immigrés ceux qui retournent au bled pour y chercher une fille et se
marier selon la tradition. « C'est hallucinant, c'est une mentalité de
réactionnaire. Pour moi, la tradition, c'est d'en créer d'autres, c'est quelque
chose en mouvement perpétuel qui se nourrit de la nouveauté. Elle évolue
selon l'endroit où tu es. Les mecs qui sont dans la tradition figée, c'est la
mort, c'est tout simplement creuser sa propre tombe. Ils sont dans un passé
qu'ils ne comprennent pas en général. Ils en sont malheureux, c'est tellement
visible sur leur visage. »

Il a quarante-deux ans. Il parle de l'Algérie à son fils âgé de quinze ans, et il a
l'impression de perpétuer une douleur, une souffrance. La corruption des
généraux, la logique du chaos qu'il faut maintenir, la guerre civile, les massacres
dont les auteurs ne sont pas forcément ceux que l'on imagine. « L'homme est
prisonnier à l'extérieur, la femme prisonnière à l'intérieur. Ce pays est un
hôpital psychiatrique. Le pouvoir parle à son peuple comme à un débile
mental. Les gens ne vivent pas des histoires d'amour, ils vivent des
mariages, mais pas des histoires d'amour. Ceux qui ont fait des études ont
compris qu'il fallait se barrer. Les autres, je dirais 40% de la population,
sont analphabètes, complètement désarmés et, eux, tu en fais ce que tu
veux. »
Le racisme existe aussi à l'intérieur du pays, entre les gens du Nord et ceux du
Sud. « Je suis désolé, mais les trois quarts de l'Algérie, c'est le Sahara et les
Bédouins. On les considère comme des sous-hommes. Le jour où l'Algérien
du Nord comprendra que l'homme du Sud est comme lui, l'Algérie sera plus
riche qu'elle ne l'est avec le pétrole, car la véritable richesse c'est celle des
hommes. » Rachid Taha refuse d'y chanter tant que le concert aura un lien
quelconque avec les autorités. « Il n'est pas bon qu'un artiste s'acoquine avec
le pouvoir. »

Pour lui, l'immigration est une « histoire d'amour, c'est l'idée de parcourir des
milliers de kilomètres pour donner à manger à ses enfants ». Il pense à ses
parents, « avides d'apprendre ». Il compte sur les doigts de la main les fois où il
a discuté avec son père. « Ça me rend triste de ne pas pouvoir parler avec lui
de l'amour, de la vie de tous les jours, de ne pas pouvoir fumer devant lui,
ni d'aller au café ni au cinéma avec lui. C'est ce qu'on appelle le respect. Ou
plutôt on leur a fait croire ça. Souvent, chez les rebeus, le père n'existe pas.
C'est un portrait sur un mur. »

Conscient d'avoir ouvert une brèche comme l'un des premiers artistes arabes sur
la scène rock, il mesure le chemin parcouru à l'heure de Zidane. « Il y a eu un
vrai déblocage. Il reste une hypocrisie quand on fait croire que les Français
d'origine maghrébine, ça y est, ils font partie de la société française.
Demain, si t'es rebeu, va chercher un appartement, un boulot, ou entrer
dans une boîte de nuit, tu verras! » Il exècre l'idée de communauté. « Si on ne
maintient pas cette différence avec les pays anglo-saxons, on est foutus. La
communauté, c'est le repli sur soi, c'est le ghetto, ce serait un échec pour
moi. » De Rachid, Steve Hillage retient les pirouettes. « Il fait sans cesse des
blagues, des jeux de mots. Il est sombre et joyeux à la fois. Mais, pour moi,
Rachid a choisi : il veut voir le côté comique de la vie .»

Lors du récital « 1, 2, 3, Soleil » avec Khaled et Faudel, devant 17 000
personnes à Bercy, Rachid Taha promène sa silhouette dégingandée et chante,
parfois en titubant, avec l'énergie d'un post-punk. « Les gens étaient hallucinés.
» Quelques jours plus tard, dans un taxi, le chauffeur, un jeune homme, demande
à Rachid : « Vous étiez défoncé ? » Rachid : « Non.
– Vous êtes tout le temps comme ça dans la vie?
– Oui. »
Un autre soir, au Canada, le chanteur montre ses fesses au public. « Un mec
n'arrêtait pas de gueuler : on veut du raï, on veut du raï. Ça m'a énervé. Je
lui ai répondu : voilà ma raie, voilà mon raï. Pour les mecs qui me voient
sur scène, je suis un pédé, un ivrogne, un junkie. Je m'en fous. Souvent, je
me rends compte qu'ils ont des barreaux dans la tête, et ils te voient toi qui
es ailleurs. Secrètement, ils t'admirent. Ils se disent : merde, comment il a
fait ? »

Dominique Le Guilledoux


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