Abderrahmane Youssoufi, premier ministre du Maroc
Presse et pouvoir au Maroc

Premier ministre du Maroc, le socialiste Abderrahmane Youssoufi justifie, dans un entretien à El Pais, l'interdiction définitive de trois hebdomadaires par le fait qu'ils auraient attaqué « la monarchie et l'armée ». Analyse d'une décision qui intrigue et inquiète.

Mis à jour le mercredi 20 décembre 2000


« Vous ne pensez pas que l'image d'un Maroc où, petit à petit les libertés gagnaient du terrain, a été mise à mal avec l'interdiction des trois journaux ?

- Ce n'est pas une décision qui a été facile à prendre. Je suis conscient de ce qu'elle a pu porter tort à l'image du Maroc. Je n'avais pas le choix. Nous ne pouvions pas continuer à être l'objet d'attaques destructrices chaque semaine. La crédibilité du pays, de ses dirigeants, de la transition que nous sommes en train de conduire étaient menacée. (...)

- Quelle a été la raison de votre décision ?

- Contrairement à ce qui a été écrit, ça n'a pas été la lettre. La lettre, si je peux me permettre, je m'en moque comme de l'an 40. Les gens qui me connaissent savent que je ne prête aucune attention aux rumeurs me concernant. La raison de ma décision, ce sont les actes concertés depuis des mois de ces trois hebdomadaires qui s'en prennent à la monarchie et à l'armée. Ces journaux ont osé s'attaquer à l'armée, qui est une institution respectée dans tous nos pays. C'est inadmissible (...)

- Ne croyez-vous pas que cette décision contredit votre parcours de combattant pour les libertés ?

- Tout au long de ma vie, mon souci principal a été l'intérêt de mon pays. En prenant cette décision, j'ai tenu compte en priorité de l'intérêt de mon pays. L'interdiction a été légale. Elle a été prise en application d'un article du code de la presse. Croyez-moi, la liberté d'expression n'est pas menacée. Au Maroc, il existe plus de 700 publications. L'interdiction n'est pas un pas en arrière ; c'est une simple punition pour des personnes qui la méritaient.

- Dans les pays démocratiques, quand un gouvernement considère qu'un article est calomnieux, il porte l'affaire devant les tribunaux...

- Les jugements pour diffamation prennent beaucoup de temps. Notre justice est lente. Il était nécessaire de les stopper [les journaux] sans attendre. Quelques personnes indulgentes m'ont décrit les directeurs de ces journaux comme des enfants enivrés par le vent de liberté qui souffle sur le Maroc. Ils jouaient avec le feu. Avant que celui-ci n'embrase toute la maison, il fallait leur enlever le jouet. Il y avait urgence. Nous ne pouvons pas permettre qu'un groupe de journalistes immatures mette en danger la transition. (...)

- Le PSOE [le Parti socialiste espagnol] n'a pas critiqué l'interdiction, contrairement à ce qu'a fait, avec dureté, François Hollande, le premier secrétaire du PS français. Est-ce que les critiques de vos amis français vous affectent ?

- Je suppose qu'il s'est laissé guider par ses réflexes démocratiques. Je le regrette. Il n'a pas dû prendre le temps de lire ce qu'écrivaient ces journaux. Peut-être changera-t-il d'opinion s'il se tient mieux informé. Au Maroc, presque personne n'a manifesté de solidarité à l'égard de ces hebdomadaires ; presque personne n'était d'accord avec ce qu'ils écrivaient.

- Les hebdomadaires s'étaient fait l'écho par exemple de la pétition de l'Association marocaine des droits de l'homme (AMDH) pour que soient écartés de leurs postes de responsabilités au sein de l'armée ou des forces de sécurité ceux qui durant les ' années de plomb ' étaient à la tête de la répression contre la gauche et les syndicats...

- Nous, les Marocains, nous avons opté en faveur d'une transition en douceur, pour une réconciliation générale. Nous avons étudié l'exemple des pays européens qui ont mené à bien des transitions pacifiques. Nous ne voulons pas de règlements de compte. Ce n'est pas opportun. Nous allons, ça oui, progressivement, écarter les personnes qui pourraient nous en empêcher. Sur le chemin de l'Etat de droit que nous sommes en train de construire, nous indemnisons rapidement les individus et la famille de ceux qui ont souffert de détention arbitraire, qui ont été séquestrés, torturés ou qui ont disparu.

- Les élections au Maroc ont plus ou moins été manipulées jusqu'ici par le ministère de l'intérieur. Celles qui sont prévues dans un peu plus d'un an seront-elles différentes ?

- Je travaille à ce qu'elles soient transparentes. C'est une des raisons d'être de ce gouvernement. Je rêve d'être le premier premier ministre à avoir organisé des élections générales totalement propres.

- Ces élections marqueront la fin de votre carrière politique ?

- Probablement. Soixante-seize ans, c'est un âge pour y songer... »

Propos recueillis par Ignacio Cembrero ( El Pais)
Photo : AFP
Lire également l'analyse de Jean-Pierre Turquoi : "Le nouveau Maroc dans la tourmente"




--------------------------------------------------------------------------------

La réponse du « Journal »
« Je préfère passer sur les insultes personnelles du premier ministre et parler du fond, a indiqué au Monde, mercredi 20 décembre, Aboubakr Jamaï, le directeur du Journal, l'un des trois hebdomadaires interdits. Nous n'avons jamais insulté l'armée. Dans l'affaire du capitaine Adib [condamné pour avoir dénoncé la corruption dans l'armée], nous avons écrit qu'ayant violé le code militaire, il devait être jugé, mais dans le cadre d'un procès équitable. Cela n'a pas été le cas. A propos de l'AMDH, Le Journal a repris leur communiqué en prenant soin de préciser, à l'adresse de l'Association, que des accusations aussi graves devaient s'appuyer sur des preuves. Mais le travail de l'AMDH, j'en suis convaincu, va dans le sens de l'Histoire. »






Le Monde daté du jeudi 21 décembre 2000